« Mon combat de tous les jours, c’est de redonner de la visibilité à ces gens que l’on voit très peu »
C’est ce 31 janvier que sort le documentaire « La ferme des Bertrand » qui retrace les évolutions sur 50 ans d’une ferme laitière en Haute-Savoie. En toile de fond, c’est bien de transmission qu’il est question. Nous avons rencontré son réalisateur Gilles Perret, voisin des Bertrand depuis son plus jeune âge.
Ce film parle de transmission, mais aussi de l’évolution du métier, notamment grâce à la technologie.
Oui, ce film regorge plusieurs facettes. D’abord, il montre l’évolution de la pénibilité du travail sur un demi-siècle. On passe de l’image des trois frères cassant des cailloux en 1972 à l’arrivée des robots de traite en 2022. Il parle aussi d’universel, du sens du travail, de ce qu’est le bonheur. Trois personnages d’une richesse insoupçonnée : Joseph le plus spontané, Jean le plus réservé et André qui met un point d’honneur à être précis et réfléchi dans ses paroles. Les frères ont eu conscience qu’ils devaient agir en fonction des générations qui allaient leur succéder. Cette conscience-là s’est transmise. Aujourd’hui Hélène, Marc et Alex sont très scrupuleux vis-à-vis des produits qu’ils utilisent.
L’environnement est également un sujet abordé. Les Bertrand sont-ils un exemple à suivre ?
À un moment, André parle des « écolos ». Je me suis dit qu’il fallait que je laisse cette séquence en me disant : « voilà qui va faire réagir le public qui suit mon travail ! » Je mets au défi quiconque de trouver une personne plus écologiste qu’André. Il est un modèle en termes de sobriété énergétique et consumériste. Quant à la ferme, elle n’est pas en bio, mais l’appellation d’origine contrôlée Reblochon est un sérieux gage de qualité. Les Bertrand utilisent peu d’intrants et ne font pas de culture intensive ni d’ensilage. Pour ces raisons, leur impact sur la planète est minime.
Votre manière de filmer apparaît subtile et très proche des gens. Serait-ce un peu votre signature ?
Je fais toujours en sorte de filmer à « hauteur d’homme ». Je me bats pour cela depuis que je fais des films. Que ce soit pour le monde ouvrier, rural ou les gens qui sont méprisés. Mon combat de tous les jours, c’est de redonner de la visibilité à ces gens que l’on voit très peu.
André, le dernier des trois frères encore vivant aujourd’hui, regrette d’être resté célibataire parlant même « d’échec sur le plan humain ». Des propos durs, mais réalistes selon vous ?
Je pense qu’il y a quand même une satisfaction sur le côté humain. André, vous avez compris le personnage, il est un peu négatif et pessimiste. Mais vous avez vu comment la ferme s’est améliorée ? Ils ont bien construit un bel outil de travail et de voir 50 ans après qu’elle continue d’exister, ces choses-là sont des succès et font partie des aspects humains à glorifier. Cependant, lorsque l’on voit à quel point ils se sont usés physiquement et comment les deux frères sont morts assez jeunes ; c’est là que naissent les regrets de ne pas avoir fondé de famille. D’ailleurs, c’est lui-même qui dit ceci : « Nous avons suivi le chemin que le destin nous a dessiné. Et il y aurait peut-être eu mieux à faire. »
Tous vos films ont été tournés en Haute-Savoie, vous n’avez pas eu envie de bouger ailleurs ?
(Rires). Il m’arrive de dire qu’en parlant de nos voisins, on est capable de raconter l’histoire du monde. On n’est pas obligé d’aller à l’autre bout du globe pour faire de beaux films ou pour apprendre des choses aux gens. Mais cela requiert une grande rigueur. Car, lorsque l’on travaille avec des gens de chez soi, la barre d’exigence est haute. On n’a pas le droit de se tromper. Moi par exemple, les Bertrand sont à 100 mètres de ma maison, mon film ne marchera pas si je tords le bras à la vérité.
Le film en quelques mots
La ferme des Bertrand est un documentaire qui parle de l’évolution d’une exploitation laitière composée d’une centaine de bêtes, jadis tenue par trois frères célibataires : Joseph, André et Jean. Alors qu’ils sont sur le point de transmettre la ferme à leur neveu Patrick et sa femme Hélène, Gilles leur consacre un premier documentaire en 1997. 25 ans plus tard, le réalisateur reprend sa caméra pour accompagner Hélène qui a son tour, est sur le point de passer le relai à son fils Marc et à son beau-fils Alex. En toute intimité, ce film révèle toute la complexité et la beauté du passage de témoin entre générations à travers des témoignages d’une sincérité rare dont le monde rural a le secret.