Le cidre normand, de génération en génération
C’est en famille que les Gilles produisent du cidre, dans le Calvados, entre Deauville et Honfleur. Leur verger traditionnel, constitué de nombreuses variétés de pommes anciennes et adaptées à leur territoire, leur assure une qualité de fruit inégalable et un certain rendement, sans pour autant rechercher la productivité à tout prix.
La famille Gilles est tombée dans les pommes il y a quelque temps déjà. L’arrière-grand-père d’Arnaud et Julien, les deux fils Gilles, a planté ses premiers pommiers au milieu du siècle dernier, dans les environs de Fourneville, une petite commune du Calvados située dans la région naturelle du pays d’Auge. « Aujourd’hui encore, nous ramassons les pommes des pommiers que mon grand-père a plantés », raconte Jacques Gilles, le père, lui-même installé en 1985. Avec ses deux fils et sa femme Gisèle, il produit du jus de pomme, du cidre et du calvados Pays d’Auge, ainsi que du pommeau de Normandie, à la ferme des Parquets.
Des pommes en tout genre
L’exploitation familiale compte 25 hectares de verger pour environ 2 500 arbres et une soixantaine de variétés de pommes. Des douces-amères, des acidulées, des douces, des amères… il y en a pour tous les goûts ! Les douces-amères, qui composent environ 70 % du cidre, sont particulièrement riches en composés phénoliques responsables des qualités sensorielles du produit telles que l’amertume, l’astringence ou encore la couleur. Parmi les variétés douces-amères, on retrouve la « Bisquet », la « Cimetière de Blangy », ou encore la « Bergerie de Villerville ».
« Dans le pays d’Auge, la plupart des variétés de pommes à cidre sont des variétés anciennes nommées par rapport au lieu où elles ont été créées ou découvertes », explique Jacques Gilles.
Dans le temps, chaque ferme avait sa propre pépinière et créait ses propres variétés, ce qui explique le nombre très important de variétés locales : plus de 700 dans le pays d’Auge ! Les variétés acidulées, quant à elles, entrent dans la composition du cidre à hauteur de 15 % maximum. Elles apportent de la fraîcheur au cidre et assurent sa conservation. Enfin, les douces et les amères complètent le produit.
Chaque année, la famille Gilles réalise environ huit cuvées de cidre. « On peut monter jusqu’à 10 variétés de pommes par cuvée ! », indique Jacques Gilles. Pour se repérer parmi ses cuvées, il griffonne les noms des variétés ainsi que leur proportion sur des petits bouts de papier qu’il appose sur les cuves correspondantes. Comme son grand-père !
Coup de moût
L’assemblage, c’est-à-dire le mélange des variétés pour obtenir une cuvée spécifique, est fait dès la récolte. Autrefois, les pommiers étaient secoués, et les pommes qui en tombaient étaient mises au grenier pour finir leur maturation. Cette maturation à l’abri a depuis été abandonnée. Désormais elle se poursuit et s’achève naturellement sur l’arbre. Une fois tombées, les pommes à cidre sont ramassées au sol, à l’aide d’une récolteuse automotrice. Le ramassage débute généralement à la fin du mois de septembre.
« Les premières cueillettes sont destinées au calvados », indique Jacques Gilles. Ce n’est qu’à partir de la mi-octobre que les pommes, alors plus riches en sucres, sont orientées vers la production de cidre. Rassemblées dans des proportions calculées de sorte à obtenir le mélange voulu, les pommes sont lavées, broyées puis pressées afin d’en extraire le jus, appelé moût de pomme. Celui-ci est ensuite épuré via le processus de clarification pré-fermentaire : en quelques jours, un « chapeau brun » commence à se former à la surface de la cuve. S’il ressemble à la croûte d’un gâteau trop cuit, il s’agit en réalité d’un agglomérat de pectines insolubilisées. Devenu plus limpide, le jus de pomme situé en dessous du chapeau brun est soutiré. La fermentation alcoolique se met alors en route grâce aux levures indigènes présentes sur les pommes. Celle-ci dure au minimum six semaines, durant lesquelles plusieurs soutirages vont être réalisés pour enlever petit à petit les levures et ainsi maîtriser la fermentation. Puis le cidre est mis en bouteilles, où il va subir une prise de mousse naturelle via une ultime interaction entre les levures et les sucres. « La prise de mousse est de minimum huit semaines, mais peut durer 6 mois, 8 mois voire plus… C’est le cidre qui décide ! » sourit Jacques Gilles, espiègle. Le cidriculteur sait bien que subsiste une part de mystère dans son métier.
Nous sommes au mois de février, et aujourd’hui, près de 5000 bouteilles vont être remplies de cidre puis stockées pendant une durée indéterminée en attendant la fameuse prise de mousse. Denrées précieuses et coûteuses, les bouteilles en verre sont récupérées chez les clients restaurateurs pour être lavées puis réemployées. « C’est plus écologique », affirme Arnaud Gilles en jetant un regard sur les rangées de bouteilles vides empilées devant le hangar, prêtes à recevoir le breuvage.
À l’affut du bon fût
Automatisés, le remplissage et le bouchage des bouteilles n’en restent pas moins un moment de communion chez les Gilles. Tout le monde met la main à la pâte et chacun a un rôle très précis dans cette mécanique bien huilée. Le cliquetis régulier des bouteilles qui s’entrechoquent donne la cadence. Profitant d’une pause, Jacques Gilles délaisse un instant son poste et s’éclipse faire un tour au grenier, là où sont entreposés les fûts de calvados. La plupart sont de vieux fûts de chêne, bien moins riches en tanins que les flambants neufs. « Je n’aime pas vraiment les calvados trop chargés en tanins » confie l’agriculteur. Chacun ses goûts ! Sur l’un des tonneaux, la date de la plus vieille cuvée, inscrite à la craie blanche, est encore lisible : 1999 !
« Dans cette cuvée, on retrouve des notes de pruneau, mais aussi de nougat », décrit Jacques Gilles avec passion.
Comme le cidre, le calvados est produit à partir du moût de pommes, lui-même issu d’un assemblage de pommes spécialement sélectionnées pour cette eau-de-vie. Aux pommes s’ajoutent 15 % de poires. La fermentation en cuve dure environ un an, puis le jus subit une double distillation à l’aide d’un alambic à repasse, condition nécessaire pour obtenir l’appellation Pays d’Auge. Le jus est distillé une première fois pour obtenir une « petite eau » ou « brouillis », dont le taux d’alcool se situe entre 28 et 30 %. Cette eau est ensuite elle-même distillée pour obtenir un calvados titrant entre 68 et 72 %. Puis le vieillissement en fût de chêne commence. « On commercialise notre calvados à partir de la quatrième ou de la cinquième année, mais on vend surtout du 10 ans ou du 15 ans d’âge », explique Jacques Gilles. Environ 7000 bouteilles de calvados sont produites chaque année à la ferme des Parquets, et autant de bouteilles de Pommeau de Normandie, un apéritif obtenu par l’assemblage de moût de pommes à cidre et de calvados. Les 60 000 bouteilles de cidre et 12 000 bouteilles de jus de pomme complètent la production annuelle.
Le haute-tige, comme à l’ancienne
À côté de cette activité cidricole, l’exploitation compte une cinquantaine de vaches laitières et une trentaine d’allaitantes. Dès les beaux jours du mois de mars, ces dernières ont le champ libre pour aller gambader dans le verger. Cela est possible, car il s’agit d’un verger traditionnel dit haute-tige. Contrairement au verger basse-tige dont les premiers rameaux se déploient à partir de 50 centimètres de hauteur, les branches du haute-tige ne se développent qu’à partir d’1m80. « Il faut environ 10 ans pour que le haute-tige atteigne une production intéressante, contre environ 7 ans pour le basse-tige », indique Jacques Gilles. Moins productif, le verger haute-tige a donc tendance à disparaître au profit du basse-tige, très prisé de l’industrie agroalimentaire. Mais la famille Gilles, elle, s’intéresse plus à la qualité des pommes qu’à leur quantité. Par ailleurs, la multitude de variétés qui composent leur verger, aux périodes de floraison différentes, leur assure un rendement minimal même en cas d’épisodes climatiques extrêmes tels que le gel.
« L’intérêt du haute-tige est aussi d’entretenir nos sols sans apport d’engrais grâce au pâturage des vaches », poursuit Arnaud Gilles, qui s’occupe principalement de la partie élevage. Le maintien ou non de l’atelier lait, qui n’a perduré à la ferme des Parquets que grâce à son installation précoce en 2008, alors qu’il n’avait que 21 ans est, encore aujourd’hui, remis en question. « Le problème, c’est que mon père va bientôt partir à la retraite et que mon frère Julien n’aime pas ça… », soupire Arnaud, qui ne souhaite pas se retrouver seul à gérer la traite qu’il considère comme très contraignante. Alors, il hésite… Pourquoi ne pas arrêter le lait pour ne faire que de la viande ? Ou bien investir dans un robot ? Il a encore le temps d’y réfléchir, et avisera le moment venu. Quoi qu’il en soit, le cidre restera toujours l’activité principale de l’exploitation, assure le jeune agriculteur de 36 ans. D’autant plus qu’après avoir vécu des heures sombres, le cidre revient petit à petit sur le devant de la scène.
Nouveau souffle
L’histoire n’a effectivement pas toujours joué en la faveur du cidre, qui a connu des périodes plus ou moins glorieuses. Très consommé jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il a ensuite été délaissé par les consommateurs au profit d’autres boissons comme la bière, son concurrent direct. « Dans les années 1960, le prix de la pomme a énormément chuté, et les producteurs ramassaient pratiquement à perte », raconte Jacques Gilles. À cette époque, l’arrachage des pommiers est même encouragé par l’État. La demande reprend progressivement dans les années 1980 et la filière se structure, notamment à travers la création de l’association Normandie Terre de cidre, en 1983. Les pommiers restés sur pied pendant la période creuse permettent de relancer la production, et de nouveaux pommiers sont plantés. En 1996 est créée l’AOC Pays d’Auge, qui deviendra AOP en 2006. Encore une occasion de redonner de l’élan à la filière.
Même si aujourd’hui, la consommation de cidre reste largement inférieure à celle de bière (moins de 2 litres par an et par habitant contre environ 30 litres pour la bière, source Insee Première février 2020), l’image du cidre se modernise. « Les restaurateurs commencent à mieux apprécier le produit, et certains proposent même une carte de cidres », constate Jacques Gilles. Les pommiers normands ont encore de beaux jours devant eux. Finirons-nous par trinquer à la bolée autant qu’à la chope ? L’avenir nous le dira.