Politique et société

La profession agricole lève une nouvelle fois le voile sur le mal-être en agriculture

Une journée nationale sur le mal-être en agriculture s’est tenue mercredi 15 juin, en présence de nombreux professionnels du monde agricole ou non, en première ligne pour accompagner les agriculteurs et agricultrices en souffrance.

La profession agricole lève une nouvelle fois le voile sur le mal-être en agriculture

Un an et demi après la parution du rapport parlementaire du député Olivier Damaisin sur le mal-être des agriculteurs, et quelques mois après la présentation de la feuille de route gouvernementale pour la prévention du mal-être et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté (en novembre 2021), une journée entière a été consacrée à ce sujet le 15 juin dernier, réunissant des professionnels de l’accompagnement du mal-être en agriculture. De nombreux représentants des chambres d’agriculture, des organisations professionnelles agricoles, de la MSA, mais aussi des soignants, ont participé à cette journée. Le coordinateur national interministériel du Plan de prévention du mal-être en agriculture, Daniel Lenoir, était également présent. 

Une priorité : la détection précoce

Durant cette journée, l’accent a été mis sur la détection précoce du mal-être. De nombreux indicateurs peuvent mettre la puce à l’oreille. Un champ mal entretenu, un troupeau qui ne sort plus, un agriculteur qui se coupe de ses fournisseurs et partenaires, qui se détache de ses engagements… L’objectif de la détection précoce est surtout de ne pas laisser le mal-être s’installer et s’envenimer. Selon Karine Argoud Puy, éleveuse de chèvres dans le Vercors, venue courageusement témoigner de son effondrement il y a quelques mois, « le mal-être s’installe sur des années, et plus il met de temps à s’installer, plus on met de temps à en sortir ». « Ça faisait une dizaine d’années que je travaillais en survie », estime aujourd’hui l’agricultrice, qui ne s’apercevait même pas de l’épuisement qui la gagnait petit à petit. Aujourd’hui, elle parle d’une charge de travail « inhumaine », elle qui pourtant affirme avoir « une énorme capacité de travail ». C’est à l’occasion d’une rencontre anodine avec une assistante sociale de la MSA qu’elle a « craqué ». Elle en a été la première surprise :

« Pour moi la vie que je menais était normale ».

Faire réaliser à une personne qu’elle est en souffrance, c’est tout l’objectif des sentinelles déployées sur le terrain, estime Daniel Lenoir, le coordinateur national interministériel du Plan de prévention du mal-être en agriculture. « Le premier rôle de la sentinelle n’est pas d’alerter l’extérieur, mais la personne elle-même », indique-t-il.

Le rôle des sentinelles

Les sentinelles, ce sont toutes les personnes qui gravitent autour de l’agriculteur ou de l’agricultrice, qu’elles soient du milieu agricole ou non. Les techniciens de la chambre d’agriculture, mais aussi le comptable ou le médecin généraliste, par exemple, sont au premier plan pour détecter un mal-être chez un agriculteur ou une agricultrice. Pour Karine Argoud Puy, la sentinelle a été une assistante sociale de la MSA. Le rôle des sentinelles, engagées volontairement et bénévolement, est de repérer une personne en souffrance, puis de l’orienter vers les services adaptés qui pourront lui venir en aide (aide sociale, économique, psychologique…). Le site Agri’Collectif répertorie notamment par département les principaux interlocuteurs à contacter en cas d’exploitation agricole en difficulté. Cependant, la souffrance d’un agriculteur peut aussi n’avoir aucun lien avec la situation économique de son exploitation. C’était d’ailleurs le cas pour Karine Argoud Puy : « Mon exploitation fonctionnait super bien, je n’avais aucun souci financier. » Mais, prise dans un engrenage, elle était en permanence surmenée, faisant le lit de l’épuisement.

« Le déni de la difficulté est encore très prégnant en agriculture », estime Christelle Guicherd, psychologue clinicienne, qui a pris en charge Karine Argoud Puy.

Une charge de travail excessive, mais aussi une solitude extrême, une séparation, un célibat non choisi sont autant de sources de souffrances. Dans tous les cas, l’agriculteur peut se tourner vers la MSA pour une simple écoute (Agri’écoute : 09 69 39 29 19), une aide au répit ou une prise en charge psychologique.
Aujourd’hui, Karine est en arrêt maladie. Le suivi psychologique dont elle bénéficie, elle raconte l’avoir attendu pendant des années sans même en avoir conscience. La gorge nouée, cette maman de deux enfants qui remonte petit à petit la pente, ne cache pas avoir un temps souhaité mettre fin à ses jours.

Libérer la parole sur le suicide

Alors que le taux de suicide est particulièrement élevé dans la profession agricole, le monde agricole a pris le sujet à bras-le-corps et tente aujourd’hui de briser le tabou. « Lever le tabou, c’est déjà un moyen de lutter contre le phénomène », estime Daniel Lenoir. Professeur de psychiatrie à l’université de Paris, Fabrice Jollant a fait du suicide l’une de ses principales thématiques de recherche. Pour lui, « le suicide n’est pas une fatalité ». Au contraire, « plein de vies peuvent être sauvées » estime le psychiatre. Comment ? « D’abord en posant simplement la question des idées suicidaires à la personne, en cas de doute. » « Et non, poser cette question n’a jamais donné d’idées suicidaires à quelqu’un qui n’en avait pas ! », affirme le psychiatre. Une idée reçue pourtant bien ancrée, qui freine souvent l’entourage à aborder le sujet. 

S’il est important de lever le tabou sur le suicide et le mal-être agricole au sens large, il est aussi primordial de lever celui sur l’échec. « L’échec est autorisé quand on entreprend, il faut s’acculturer à ça », souligne Dominique Chargé, président de la Coopération Agricole. « Même si on doit être capable de le limiter au maximum, l’échec fait partie du jeu », abonde Julien Rouger, membre du bureau du syndicat Jeunes Agriculteurs. Mais alors que le problème du renouvellement des générations en agriculture est dans tous les esprits, lever le voile sur tous ces sujets ne risquerait-il pas de faire mauvaise presse au métier ? Entre libérer la parole pour désamorcer un problème latent et valoriser les réussites du métier pour continuer de le rendre attractif, « il y a un point d’équilibre à trouver », conclut Julien Rouger.