Sur le terrain

De l'étang à l'assiette : la saga aquatique de Louis Retaud

À Lingé, dans le département de l’Indre, Louis Retaud, 30 ans, perpétue la tradition familiale piscicole de la Gabrière, le domaine fondé en 1983 par son père et son grand-père.

Louis Retaud représente la troisième génération de sa famille à devenir pisciculteur.
Les carpes sont nourries par Louis avec de la farine de maïs.

Sur les terres humides de la Brenne, Louis Retaud se consacre à sa passion pour la pisciculture, héritée de ses aînés. Depuis cinq ans, il a repris les rênes du domaine familial. Loin d’être qu’une simple activité économique, cette filière de production exigeante est pour lui un mode de vie ancré dans le respect de la nature et des traditions locales. Louis Retaud est né sous le signe du Poisson. Une coïncidence astrologique qui, à en croire le principal intéressé, prend tout son sens. « J’ai été baigné dans le poisson depuis tout petit ! », raconte - t - i l . Après un Bac pro aquacole et une réorientation vers un Bac Sciences et technologies de l’agronomie et du vivant (STAV), Louis a suivi le sillon tracé par sa famille. « Faire autre chose ? J’y ai réfléchi, mais je ne voyais pas ce que je pouvais faire d’autre !, s’exclame-t-il. C’est un métier où on a la chance d’être dehors tous les jours et chaque matin, on ne sait pas ce qui va se passer. C’est seulement en tirant les filets qu’on découvre notre récolte. »

Une année rythmée par les saisons et les étangs

Chaque geste est millimétré pour garantir la qualité et la fraîcheur des poissons.

De mars à octobre, Louis se consacre à l’entretien de ses étangs. Il révise les filets, effectue le vide sanitaire des bassins et prépare de la farine de maïs qu’il utilise ensuite lors des pêches estivales. Cette farine, qu’il produit lui-même, est également vendue aux propriétaires des étangs voisins, elle nourrit et attire les carpes vers les filets. L’hiver, de novembre à mars, correspond à la période la plus intense de son travail. Louis planifie les pêches dès l’aube, « souvent dès 4 ou 5 heures du matin ». Ces moments sont aussi des occasions de retrouver des amis et des bénévoles qui viennent lui prêter main-forte. Ensemble, ils participent à la mise à sec des étangs, à la pêche et ensuite à charger les poissons dans les camions. « La pêche est organisée avec rigueur et méthode, chaque geste est millimétré pour garantir la qualité et la fraîcheur des poissons », partage le jeune agriculteur Brennois.

La carpe : une production en trois étapes

Louis Retaud produit des carpes, mais aussi d’autres poissons destinés à la pêche de loisir. « Les carpes, représentent 50 % de ma production, et sont principalement achetées par des clients allemands, qui en font des plats très appréciés », déclare-t-il. Les gardons, perches et brochets sont vendus quant à eux à des sociétés de pêche qui les relâchent dans des étangs et rivières pour leurs adhérents. La production des carpes à la Gabrière s’étale sur trois ans et comprend trois étapes cruciales. « Tout commence à l’écloserie, située près du Blanc (36), où les œufs sont incubés par reproduction artificielle », explique Louis Retaud. Après une semaine en bassins dédiés, les jeunes poissons, appelés « feuilles », sont transférés dans des bassins plus grands. « À un an, pesant entre 20 et 50 grammes, ils sont placés dans des bassins sans poissons carnassiers pour éviter la prédation », détaille le JA.
À deux ans, « les carpes, devenues « nourrains » et pesant entre 300 et 600 grammes, sont déplacées dans des étangs plus grands où elles peuvent cohabiter avec des carnassiers ». Finalement, à trois ans, « les carpes atteignent leur taille de maturité, entre 1,5 et 2 kilos, et  sont prêtes pour l’abattage ». D’autres carpes, destinées à la pêche de loisir, sont élevées pendant dix ans.

Pendant l'hiver, Louis organise les pêches, avec l'aide de ses amis JA et d'autres bénévoles.
Entre octobre et mars, on pêche à Brenne dans 150 à 200 étangs en moyenne.
Le principe des cages flottantes

Les cages flottantes dans les étangs sont des structures installées pour protéger
les poissons contre les prédateurs, comme les cormorans. Elles fonctionnent
comme des refuges où les poissons peuvent se cacher en cas de danger. Elles
permettent ainsi de réduire leur état de stress en cas d’attaque.

Une technique de pêche bien rodée

Le triage.

Pour la pêche, un protocole bien précis s’applique. Louis Retaud et son équipe utilisent cinq à six filets différents, passés tour à tour dans les étangs. « On commence par les très grosses mailles. Cela permet aux autres poissons de passer à travers, ne laissant que les carpes. Après ce premier passage, une deuxième maille de filet, encore plus petite, est déployée. Cette fois, ce sont les gardons, brochets et autres petits poissons qui sont piégés, garantissant ainsi une pêche sélective et efficace », explique avec pédagogie le jeune pisciculteur. Cette méthode est propre à la pisciculture de la Brenne, où la diversité des espèces requiert une approche différente. Ailleurs, d’autres techniques sont pratiquées pour répondre aux besoins spécifiques de chaque exploitation. Par exemple, dans certaines piscicultures du sud-ouest de la France, on utilise des filets dérivants, qui flottent à la surface et capturent les poissons en mouvement, particulièrement efficaces pour les espèces migratoires comme le saumon. En Bretagne, la pêche à la senne est couramment utilisée dans les grands étangs et lacs. Cette technique consiste à entourer une zone avec un immense filet puis à le resserrer pour capturer un grand nombre de poissons en une seule fois.

« En Brenne, on compte en moyenne 6 000 cormorans qui nichent durant tout l’hiver, déplore Louis. Chaque oiseau peut consommer entre 500 et 800 grammes de poissons par jour, ce qui représente une menace considérable pour la production. »

La biodiversité au cœur de la Brenne

La Brenne, surnommée « le pays des mille étangs », offre un écosystème unique en France. Mais la région n’est pas sans défis. Les pisciculteurs sont confrontés à deux problématiques majeures : les ravages causés par les cormorans et la prolifération de la jussie, une plante aquatique envahissante. Les cormorans, oiseaux migrateurs protégés, consomment de grandes quantités de poissons, entraînant des pertes significatives. « En Brenne, on compte en moyenne 6 000 cormorans qui nichent durant tout l’hiver, déplore Louis. Chaque oiseau peut consommer entre 500 et 800 grammes de poissons par jour, ce qui représente une menace considérable pour la production. »

Au cœur de l'action.

Louis Retaud, en plus de gérer ses sept bassins et plusieurs plans d’eau, travaille pour 30 propriétaires d’étangs. Pour protéger les productions, il a mis en place des cages flottantes dans les étangs. Les poissons y trouvent refuge en cas d’attaque, mais ce système, bien qu’efficace, engendre du stress chez les poissons, ce qui peut favoriser l’apparition de maladies. En juillet, il constate que, cette année, « la reproduction va bien marcher, car le niveau d’eau des étangs bien pleins laisse présager d’une bonne saison. Même si tout irait encore mieux sans la présence des cormorans, arrivés en Brenne en 1990 ».

En parallèle, la jussie, une plante aquatique envahissante originaire d’Amérique du Sud, lui pose de sérieux problèmes environnementaux. « Elle étouffe les autres plantes et envahit rapidement les plans d’eau », observe Louis Retaud. Pour contrôler sa prolifération, « des arrachages manuels sont effectués durant l’été, jusqu’à fin septembre, dans plusieurs étangs, dont celui de la Gabrière ». Ces deux menaces augmentent les coûts et les efforts à fournir pour maintenir une pisciculture saine et productive.

L’évolution du métier de pisciculteur

Le métier de pisciculteur a bien changé depuis l’époque du père de Louis. « Autrefois, les étangs étaient simplement pêchés pour récolter les poissons marchands, le reste était laissé à l’eau pour une production naturelle l’hiver suivant. Aujourd’hui, avec la pression des prédateurs et les défis environnementaux, chaque étang demande une surveillance accrue et des investissements conséquents pour protéger les empoissonnements », explique un gardien d’étangs.

Une perte de 200 tonnes par an

Les pisciculteurs doivent constamment surveiller leurs étangs : les poissons, proies des cormorans, peuvent aussi mourir de stress. En Brenne, la perte due au cormoran est estimée à 200 tonnes par an. La régulation par tirs aux cormorans, est une tâche ardue et chronophage, sans impact significatif sur le prix du poisson. Les solutions pour protéger les poissons, comme les cages flottantes, ajoutent une charge de travail et un coût financier pour les pisciculteurs. « Il faudrait redonner l’autorisation de tirs pour les rivières, pouvoir faire des battues administratives comme pour les sangliers et aussi redonner aux pays nordiques l’autorisation de manger des œufs de cormoran », revendique Louis Retaud.

La santé des poissons : une priorité

Carpe, taille 3.

La pisciculture de la Gabrière ne commercialise que des poissons vivants, principalement des carpes. « Mes poissons sont vendus en France et en Allemagne », précise Louis. Chaque année, environ 80 tonnes de carpes quittent Lingé pour rejoindre les ateliers de transformation. La demande dépasse largement l’offre, un déséquilibre accentué par les défis écologiques et les prédations. Alors pour le jeune homme, la santé de ses poissons est primordiale. « Nous ne faisons que du vivant, alors pour avoir une bonne production, il nous faut des poissons en excellente santé », insiste-t-il.

Lors des pêches, l’équipe s’efforce de remettre les poissons à l’eau le plus rapidement possible pour minimiser leur stress. Cependant, certaines épidémies, comme la maladie du sommeil qui affecte particulièrement les carpes stressées, représentent une menace constante. « Cette maladie se propage très rapidement. En une semaine, tous les poissons peuvent être contaminés ». La prévention et la rapidité d’action sont donc cruciales.

La maladie du sommeil : un fléau

La maladie du sommeil, également connue sous le nom de syndrome de l’endormissement, est une affection qui touche principalement les carpes. « Elle est souvent causée par des infections virales ou bactériennes, exacerbées par le stress environnemental et les conditions d’élevage défavorables », informe Louis. Les poissons affectés deviennent léthargiques, « se regroupent au fond des bassins et présentent une perte d’appétit. Cette maladie se propage rapidement, entraînant une mortalité élevée si elle n’est pas contrôlée ».

Dans la région de la Brenne, la maladie du sommeil a sévèrement impacté les exploitations comme celle de Louis Retaud, causant des pertes importantes. « Lors d’une épidémie, des bassins entiers peuvent être décimés en une semaine, nécessitant des interventions coûteuses et des efforts de prévention rigoureux pour éviter des répercussions similaires à l’avenir ».

Vers un avenir durable

Louis Retaud.

Malgré ces défis, Louis reste optimiste et passionné. Son amour pour la nature et les poissons guide chaque geste de son quotidien. « La pisciculture est un métier où l’on ne cesse jamais d’apprendre ». Il espère que les efforts pour contrôler les espèces invasives et protéger les poissons contre les prédateurs permettront de perpétuer cette tradition familiale et régionale pour les générations futures. La Brenne, avec ses milliers d’étangs et son écosystème riche, continue d’être un bastion de la pisciculture française. Louis Retaud, par son engagement et sa passion, incarne cette nouvelle génération qui souhaite perpétuer la tradition tout en innovant afin de s’adapter aux défis modernes. Pour lui, la pisciculture est bien plus qu’un métier, elle est une vocation, un héritage à préserver et à transmettre.